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Article du Pr Thomas Durand dans les colonnes du Monde

Le monde de l'industrie, et singulièrement celui de l'automobile, a récemment connu une tempête qui se résume à un nom : Carlos Ghosn. Depuis mi-novembre, l'emblématique PDG du groupe Renault est en effet dans l’œil du cyclone de la justice japonaise, une affaire concernant une accusation de fraude fiscale et d'utilisation des fonds de l'entreprise à des fins personnelles. Thomas Durand, professeur du Cnam, s'est interrogé dans les colonnes du Monde sur le colosse au pied d'argile que peut être une entreprise de dimension mondiale : si puissante et à la fois dépendante de son seul dirigeant.

IDÉES
Le patron, angle mort de la gestion des risques
Le professeur de management Thomas Durand s’interroge sur le paradoxe de multinationales si puissantes, et si facilement fragilisées par le défaut d’un seul homme.

La chute annoncée de Carlos Ghosn repose la question de la vulnérabilité et donc de la résilience des très grandes organisations quand leur dirigeant fait soudain défaut. La situation est comparable, toutes proportions gardées, avec ce qui s’est passé lors des disparitions tragiques de Georges Besse en 1986 chez Renault, d’Edouard Michelin chez Michelin en 2006, ou de Christophe de Margerie chez Total en 2014.

À chaque fois, un état de sidération suivi de tristesse teintée de vertige et de doutes, avant la nomination du successeur, la reprise en main et le rebond. Même si les conseils d’administration nomment en général un successeur assez rapidement, comme cela s’est d’ailleurs fait chez Nissan et Mitsubishi ou dans une certaine mesure Renault, il survient une dangereuse phase de flottement. Mais comment une entreprise, qui s’efforce en principe de s’organiser et d’anticiper en toute chose, peut-elle autant tanguer quand le dirigeant vient à faire défaut ? Cette question est particulièrement prégnante pour la très grande entreprise.

Trois constats permettent de comprendre ce talon d’Achille des grandes organisations modernes. Premièrement, les entreprises sont des hiérarchies avec une structure de pouvoir pyramidale. Si l’on n’y prend garde, ces hiérarchies peuvent même devenir des monarchies éclairées. Les présidents sont contrôlés par leur conseil d’administration, mais certains font tout pour s’en affranchir en s’efforçant d’y faire nommer des administrateurs amis pour contrôler leur conseil en retour. Une version de l’arroseur arrosé adaptée à la gouvernance. Par ailleurs, en interne, un président nomme ses collaborateurs et les contrôle par l’usage classique du bâton et de la carotte combinés. Au total, un président installé tient son monde. Dans de tels contextes, il est difficile d’oser aborder le sujet sensible de la succession, du plan B face à un scénario catastrophe, proche du tabou, celui de la chute de l’Inca ! Deuxièmement, les dirigeants à même de faire réussir la très grande entreprise ne sont pas légion. Il y a foule de candidats, mais peu de vrais talents. Les écoles forment nombre de diplômés, mais il y a un abîme entre le cadre-manageur et le leader-dirigeant confirmé.

CAPACITÉ ET TALENT

Il y faut une combinaison assez exceptionnelle de vista stratégique, de capacité d’animation, de connaissance fine des métiers de l’entreprise (ça prend du temps et ça ne s’invente pas), de légitimité auprès des équipes, de sens politique. Plus l’entreprise est grande, plus les décisions sont lourdes d’implications. Outre la capacité et le talent, il y faut l’expérience et des réussites attestées, pour lesquelles le hasard et la chance peuvent d’ailleurs avoir joué leur rôle. La rareté des dirigeants expérimentés est bien réelle et explique les flottements quand il s’agit de chercher un remplaçant à celui ou celle qui n’est soudain plus là.
Troisièmement, il y a le jeu subtil des présidents qui font tout pour se rendre irremplaçables en se construisant une position de clé de voûte… pour l’occuper durablement. De la même façon qu’une entreprise conçoit un modèle d’affaires sur un marché pour y tenir une position durable et défendable, ils imaginent des schémas organisationnels et de gouvernance qui les rendent incontournables dans la durée.

Au-delà du sens du devoir, l’envie de durer est humaine. Tous les dirigeants ne se précipitent pas pour préparer leur succession. Mais il y a pire. L’appât du gain, l’ivresse du pouvoir sont des ressorts qui peuvent conduire certains dirigeants à des schémas avant tout conçus pour eux-mêmes, pour leur permettre de durer. En cas de sortie soudaine du « patron », l’entreprise est alors vulnérable, sa résilience est affaiblie et la quête pour un successeur devient angoissante.

UN CAS EXTRÊME

Les passages de relais sont souvent des moments critiques dans la vie des grands groupes, mais un vide soudain de gouvernance l’est plus encore. Le recensement et l’évaluation des risques font pourtant partie de l’outillage classique des entreprises, en particulier des très grandes, mais il y a là un angle mort que ni les conseils d’administration ni les auditeurs ne semblent suffisamment traiter par anticipation, en dehors d’exceptions bienvenues.

Pour ce qui concerne Renault-Nissan-Mitsubishi, c’est un cas extrême. La complexité du schéma de l’alliance, avec ses participations croisées minoritaires, ses déséquilibres et les enjeux nationaux associés, complique inévitablement le remplacement de Carlos Ghosn. Celui-ci avait certes mis en place un bras droit dans chaque entité, mais sans rien résoudre car sans rien enlever à son propre statut de clé de voûte. Que ce schéma ait été conçu à dessein ou ait résulté d’une succession d’opérations passées, peu importe. Ce qui compte est que le superbe édifice industriel de l’alliance ne sombre pas avec le départ de celui qui l’aura construit, car l’ensemble fait sens stratégiquement et reste prometteur.

Le Monde
Éco et Entreprise
2 décembre 2018

Thomas Durand est professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire Management stratégique, fondateur de CMI Stratégies et président de l’European Academy of Management.

Le Monde

"LA RARETÉ DES DIRIGEANTS EXPÉRIMENTÉS EST BIEN RÉELLE ET EXPLIQUE LES FLOTTEMENTS QUAND IL S’AGIT DE CHERCHER UN REMPLAÇANT À CELUI OU À CELLE QUI N’EST SOUDAIN PLUS LÀ."